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Ascension Nocturne du Col d’Aubisque par Henry JANOT lors du Biarritz-Luchon de 1930  (extrait) :
 

    …De Laruns aux Eaux-Bonnes, route en pente régulière, bien dessinée. Tout ce qu’il faut pour se mettre en train. Les Eaux-Bonnes, virage à gauche, raidillon ; nous longeons les splendides frondaisons du Jardin de l’Impératrice qui nous font la route plus sombre un instant ; nous voici en plein col.

     Pour la troisième fois, nous montons ensemble Aubisque, la nuit. Les deux fois précédentes, nous en fîmes la rude ascension par un beau clair de lune, un vrai clair de lune de romance. Aujourd’hui, le temps, d’abord couvert, s’est éclairci de plus en plus. A moitié chemin, nous retrouvons enfin les conditions idéales dont nous avions gardé un si bon souvenir. Quelle poésie incomparable ! Le bondissement fou d’un torrent sur les rocs qui le gênent, le fracas d’une cascade qui tombe, éperdue, dans le gouffre que les siècles lui ont fait creuser, le hululement de quelque gros oiseau de nuit, eux seuls troublent le majestueux silence de la montagne. Les cimes, se découpant en noir sur le ciel éclairci, prennent des formes si différentes de celles qui, le jour, nous sont familières, que nous avons de la peine à leur donner un nom.ici, la silhouette du pic de Ger dessine la tête d’un gigantesque moine coiffé d’un capuchon pointu ; deux petits nuages à la place des yeux, un autre à la place du menton, complètent la fantasmagorique illusion. Au zénith, les étoiles brillent d’un éclat surnaturel, et soudain, nous avons l’impression qu’un grand morceau de ciel nocturne est tombé dans la vallée quand, au-dessus de nous, nous voyons surgir au détour d’un lacet, les lumières du village et de l’usine de Laruns qui piquent l’immense et lointain trou d’ombre de leur froide clarté civilisée.
    Il ne peut être question au cours de la longue grimpée d’un col comme celui-ci de rester constamment en groupe. Mais nous avons des points de repère où les premiers arrivés font halte pour attendre les camarades. Nous nous connaissons bien ; nous savons qu’en montant, en fait d’accident, seuls les « coups de pompe » sont vraiment à craindre et que personne ne peut s’en dire à l’abri. Mais tous, nous nous savons capables de les surmonter et nous avons aussi tout ce qu’il faut pour cela. Nous allons donc, chacun à sa cadence, disposant au mieux de nos forces sans chercher à calquer nos efforts ou notre allure sur le voisin ; tel raidillon nous sépare, tel palier sauveur nous réunit. La cantine du Plan de Lay, endormie, nous arrête quand même au passage. Sous son abri rustique, nous allons prendre quelques minutes de repos, pas trop, car la fraîcheur se fait vite sentir à cette heure et à cette altitude. Le temps de faire un frugal réveillon ! Le chocolat encore bouillant ou un jus des familles, bien tassé, tiré de nos bouteilles thermos incassables nous ravigotent et nous réchauffent rapidement. Et maintenant, en route. Le plus dur est encore à faire et nous le savons. S’il faisait jour, nous verrions droit au-dessus de nos têtes les impressionnants lacets qu’il va falloir franchir. Mais il fait nuit : alors on peut s’imaginer que la rampe finit où s’arrête le regard. « Hardits nous aoûts ».
    Et nous allons toujours. Lentement nous approchons du sommet. Voici Gourette où l’hiver prochain, les skieurs, nos frères de la neige, s’en donneront à cœur joie. Voici la rude grimpette qui nous mène aux « Crêtes Blanches ». Un coup d’œil à gauche… Diable ! ça paraît profond ! A la descente il ne ferait pas bon louper le gentil virage en épingle à cheveux que voici… Diable ! un coup d’œil à droite, maintenant… comment ? C’est ça, la route en dessous ? Mais alors, ça grimpe bougrement ! C’est épatant ce 2,35 m : on grimperait le long d’une vitre… attention… une, deux, une, deux… tiens ! Je vais sucer un « Kréma », ça me fera des calories… une, deux… n’emballons pas le moteur, on n’est pas encore en haut… Hé Hé ! cette petite brise qui sent la neige… elle sent aussi le sommet… ça se tire… que c’est bon, ce petit vent frais : ça se boit comme un bock bien tiré, sans faux-col… Vrai ! Aubisque, c’en est pas un, faux col… on s’en aperçoit à l’instant… encore deux ou trois lacets – un de plus, un de moins ! faut pas s’en faire… une, deux… une, deux… allons, le souffle est encore bon… les jambes aussi… pas encore trop moisi pour mon âge !... dire qu’il y a des tas de gens qui sont dans leur plumard à c’t’heure… les imbéciles… on est pourtant bien ici… C’est rigolo : s’ils nous voyaient… ils en penseraient autant de nous… et pourtant y a pas d’erreur : c’est eux, s’pas ? une, deux… un peu de carburant… là… le dernier virage, je crois… oui… ça mollit… voilà le poteau, ce vieux poteau… Boum ! ça y est… Hardits nous aoûts !!!

    Et c’est ainsi, tout en me livrant aux douceurs du monologue mental que je rejoignais deux amis déjà parvenus au sommet du col…